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Les vides de Berlin

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This article written by Andreas Huyssen asks why the city as text, “so important in the architectural discourse of the 1970s and 1980s”, seems to have disappeared. And it is in this context that he situates Berlin, a palimpsest-city, erased, crossed out, rewritten over time, “in the wake of obsessions with memory (...), in the midst of equally intense debates about how to account for its Nazi and (...) Communist past”. The originality here lies in recalling the “strategies of voluntary oblivion” and insisting on the real, not metaphorical, voids in the city. To think about them, he calls on Ernst Bloch, who evoked the collapse of a bourgeois culture that he found expressed itself “in the heavy architecture of Berlin’s residential buildings (...) with their multiple wings (...) surrounding inner courtyards that were only accessible through a tunnel-like vault”. This is the story of these voids, from the First World War to the ruins of 1945. It is therefore logical that the final section should focus on Daniel Libeskind's Jewish Museum. Text proposed by Claire Brunet.

In La hantise de l’oubli. Essais sur les résurgences du passé. Traduit de l’américain par Julie de Faramon et Justine Malle. Paris : Éditions Kimé, p. 128-150. Initialement publié sous le titre « The Voids of Berlin » dans Critical Inquiry, vol. 24, n° 1, automne 1997, p. 57-81.
Publié sur Problemata avec l’aimable autorisation de l’auteur.

Huit ans après la chute du Mur, sept ans après l’unification des deux Allemagnes, et quelques années seulement avant le transfert définitif du gouvernement fédéral de Bonn à la cité du bord de la Spree, Berlin est une ville-texte sans cesse écrite et réécrite. Alors que Berlin a laissé derrière elle son rôle héroïque et artistique en tant que flash point de la guerre froide et s’évertue à se voir en nouvelle capitale de la nation réunifiée, la ville est devenue quelque chose comme un prisme au travers duquel se posent les questions de l’architecture et de l’urbanisme contemporains, de l’État et de l’identité nationale, de la mémoire historique et de l’oubli. L’architecture a toujours été profondément impliquée dans la formation des identités politiques et nationales, et la reconstruction de Berlin en capitale de l’Allemagne donne des indices significatifs sur l’état de la nation allemande après la chute du Mur et la manière dont elle projette son avenir.

Lire la ville

En tant que critique littéraire, je me sens naturellement attiré par la notion de ville-texte et porté à lire une ville comme un ensemble de signes. Ayant à l’esprit l’ouvrage remarquablement suggestif d’Italo Calvino, Les Villes invisibles, nous savons combien les espaces réels et imaginaires se conjuguent dans notre conception de certaines villes. Que ce soit la lecture que Hugo fait de Paris dans Notre-Dame de Paris, un livre écrit dans la pierre, ou la tentative d’Alfred Döblin dans Berlin Alexanderplatz de créer un montage de discours multiples qui émanent de la ville, se bousculant les uns les autres comme des passants sur un trottoir bondé, ou la notion, proposée par Walter Benjamin, du flâneur lisant les objets urbains dans une méditation commémorative, ou bien l’insistance optimiste de Robert Venturi sur l’architecture comme image, signification et communication, ou encore la sémiotique de la ville exposée par Roland Barthes dans L’Empire des signes, ou bien encore la ville/écran télévisuel de Pynchon, ou enfin la transfiguration esthétique d’une New York immatérielle opérée par Jean Baudrillard – peu importe où nous faisons débuter notre cité des signes, nous pouvons en tirer ceci : le trope de la ville-livre ou de la ville-texte a existé tant que nous avons eu une littérature de la ville moderne. Il n’y a rien de particulièrement nouveau ou post-moderne à cela. Pour autant, il est permis de se demander pourquoi cette notion de ville comme signes et texte devint si importante dans le discours architectural des années 1970 et 1980, sans doute l’époque-phare de l’obsession architecturale envers la sémiotique, la rhétorique et le codage qui sous-tend bien des débats sur le postmodernisme architectural. Quelle que soit l’explication — et il est certain qu’il n’y a pas de réponse unique à cette question — il paraît évident qu’aujourd’hui, la ville comme signe, comme texte, est en déclin dans de nombreux discours et pratiques architecturaux, les deux s’étant détournés de leur fascination d’antan pour les modèles littéraires et linguistiques, conséquence, sans doute au moins en partie, des nouvelles technologies graphiques offertes par des ordinateurs toujours plus puissants. Néanmoins, la notion de ville comme signe est aussi pertinente qu’avant, peut-être plutôt dans un sens plus pictural et imagé que textuel. Mais ce changement du script vers l’image a un envers significatif : le discours de la ville comme texte dans les années 1970 fut d’abord un discours critique que proposaient des architectes, des critiques littéraires, théoriciens et philosophes explorant et créant le nouveau vocabulaire de l’espace urbain de l’après-modernisme. Le discours ordinaire de la ville comme image est uniquement dû à ces développeurs et politiciens essayant d’étendre les revenus du tourisme de masse, des séminaires d’entreprises, des locations de bureaux et de commerces. Au cœur de ces nouveaux types de politiques urbaines se trouvent les espaces de consommation culturelle, les mégastores et les événements muséaux blockbuster, les Festspiele et les spectacles en tout genre, tous cherchant à séduire cette nouvelle espèce de touriste, le vacancier urbain ou même le marathonien métropolitain, qui a remplacé l’ancien et oisif flâneur. Le flâneur, bien que toujours un peu marginal dans sa ville, était représenté comme un habitant plutôt qu’un voyageur en mouvement. Mais aujourd’hui, c’est le touriste, plutôt que le flâneur, que la nouvelle culture urbaine veut attirer — même en effrayant l’autre versant du touriste, le migrant sans-papier.

Ceci est clairement l’envers de la notion même de la ville comme signe et image dans notre culture globale, ce dont j’ai pris récemment conscience à la lecture d’un article en première page du New York Times dans lequel un critique d’art célébrait un Times Square transformé en un parc d’attractions à la Disney, constituant l’exemple ultime d’une culture de panneaux publicitaires qui aujourd’hui, selon les vues biaisées de ce critique, est devenue indistincte de l’art véritable1. On ne peut qu’espérer que la transformation de Times Square — autrefois repère de souteneurs, prostituées et toxicomanes — en une installation de pop art ne présage pas la transformation complète de Manhattan en un musée, processus déjà bien avancé dans certaines villes de la vieille Europe.

Cela me ramène à Berlin, une ville célèbre, à juste titre, pour les riches collections de ses musées, mais qui, conséquence de ses vastes dimensions et de la dispersion de son centre-ville, est beaucoup moins apte à devenir ce genre d’espace urbain muséifié que sont devenues Rome, Paris et même Londres durant les dernières décennies. Ce ne fut donc pas une grande surprise, après l’engouement du début des années 1990, que Berlin ait perdu son attrait touristique. Cela peut bien sûr être dû au fait que Berlin est actuellement le lieu où se construit, plus que n’importe où ailleurs dans le monde occidental, un nouvel espace urbain : extrêmement excitant pour les gens qui s’intéressent à l’architecture et aux transformations urbaines, mais pour beaucoup d’autres, essentiellement un chaos insupportable de saleté, de bruit et d’embouteillages. Un jour, tous ces projets de construction seront menés à bien, c’est du moins ce que l’on espère, et Berlin retrouvera la place qui lui est due auprès des autres capitales européennes. Mais cela arrivera-t-il un jour ? Après tout, Berlin est significativement différente des autres capitales occidentales, aussi bien par son histoire en tant que capitale et en tant que pôle industriel, que par la nature de ses constructions. Et le fait que la ville soit tiraillée entre une politique visant à donner une nouvelle image de la ville et une crise plus globale des développements architecturaux de la fin du millénaire fait apparaître cet espoir comme déplacé, sinon illusoire. Je persiste à penser que Berlin est le lieu où l’on peut étudier comment cette nouvelle importance donnée à une ville en tant qu’ensemble de signes culturels, combinée avec son rôle de capitale et l’impact de son développement à grande échelle, empêche toute altérité créative et représente donc un faux départ pour le xxie siècle. Bref, Berlin semble bien en train de gâcher une occasion unique.

La ville passée et la ville transformée

Il n’existe peut-être pas d’autre ville occidentale majeure qui porte aussi fortement, et de manière aussi consciente, les marques de l’histoire du xxe siècle. Cette ville-texte a été écrite, effacée et réécrite tout au long de ce siècle violent et sa lisibilité dépend autant des jalons dessinés par les constructions que des images refoulées et du fil des souvenirs rompus par des événements traumatiques. Palimpseste pour une part, ardoise magique pour une autre, Berlin se trouve à présent dans une frénésie de projections futures et, dans le sillage des obsessions mémorielles des années 1990, au milieu de débats tout aussi intenses sur la manière de rendre compte de son passé nazi et de son passé communiste à présent qu’ont disparu les dichotomies rassurantes de la guerre froide. La ville est obsédée par des questions d’architecture et d’aménagement, un débat qui joue comme un prisme réfractant les écueils du développement urbain en ce tournant du siècle. Tout ceci au beau milieu d’un boum immobilier mené par le gouvernement et les entreprises dans des proportions véritablement monumentales. Le but n’est rien moins que de créer la capitale du xxie siècle, mais cette vision est elle-même, encore et toujours, hantée par le passé.

Berlin comme texte demeure d’abord et avant tout un texte historique, autant, voire plus, marqué par l’absence que par la présence du passé : des ruines bien visibles de l’Église du Souvenir (Gedächtniskirche) à un bout du fameux Kurfürstendamm, aux impacts de balles et aux éclats d’obus sur de nombreux bâtiments. C’est dans les mois qui suivirent l’effondrement de l’Allemagne de l’Est que notre sensibilité au passé de cette ville fut sans doute la plus aiguë, une ville restée si longtemps dans l’œil du cyclone des aléas politiques de ce siècle. L’Empire, la guerre el la révolution, la démocratie, le fascisme, le stalinisme et la guerre froide, tout se joua ici. Gravée de manière indélébile dans notre mémoire, notre idée de Berlin est celle d’un lieu capital d’une histoire discontinue, faite de ruptures, de l’effondrement de quatre États allemands successifs. Berlin, lieu de l’expressionnisme littéraire el de la révolte contre l’ordre ancien. Berlin, épicentre de l’avant-garde culturelle de Weimar et de son élimination par le Nazisme. Berlin, centre nerveux de la Guerre mondiale et de la « Solution finale » et, finalement, Berlin, espace symbolique de la confrontation Est-Ouest de l’époque nucléaire, où les chars américains et soviétiques se toisaient, les uns les autres, de part et d’autre de Checkpoint Charlie. Lequel est aujourd’hui en train de devenir un centre d’affaires américain, provisoirement surveillé par son architecte, Philip Johnson, représenté sur une photographie géante et une statue de la Liberté dorée, rétrécie par rapport à son modèle, fichée au-dessus de l’ancienne tour de guet est-allemande (Fig. 1 et Fig. 2).

Si, dans ces temps d’après la chute du Mur, quand la confusion et l’exaltation étaient de mise, Berlin semblait saturée de mémoires, les années qui se sont écoulées depuis ont donné de multiples leçons quant aux stratégies d’oubli volontaire : les changements de noms des rues de Berlin-Est, imposés et souvent mesquins, qui les rendaient à leur dénomination pré-communiste et généralement fortement anticommuniste, le démantèlement de monuments érigés à la gloire du socialisme, le débat absurde quant à la destruction du Palais de la République de la RDA afin de reconstruire le palais des Hohenzollern, et ainsi de suite… Cela n’était pas un simple brouillage du texte écrit à l’époque communiste. Cela procédait d’une stratégie de puissance et d’humiliation, d’une salve finale de la guerre froide, poursuivie via une politique des signes, en grande partie parfaitement inutile, menant à un échec prévisible parmi les populations de l’Est qui se sentaient de plus en plus privées de l’histoire de leur vie et de la mémoire de quatre décennies de développement séparé. Quand bien même tous les projets visant à démanteler les monuments et à rebaptiser les rues n’ont pas été menés à terme, le mal était fait. La nostalgie de la RDA et le regain de popularité du parti communiste ayant fait peau neuve (le PDS), les conséquences politiques en furent inévitables, s’exprimant même dans la jeune génération qui avait participé aux mouvements contestataires des années 1980.

C’est également l’oubli qui est privilégié dans une campagne publicitaire officielle qui a eu lieu en 1996, l’oubli qui est écrit en toutes lettres dans toute la ville : BERLIN WIRD – BERLIN DEVIENT. Mais devient quoi ? Au lieu d’un complément d’objet approprié, nous voici face à un vide verbal. Cette formulation peut refléter une sage précaution, parce que dans le chaos des aménagements publics, des intrigues de couloirs et des politiques contradictoires, alors que beaucoup de développements architecturaux (comme l’Île des Musées et l’Alexanderplatz) sont suspendus et que leur faisabilité et leur financement sont incertains, personne ne semble savoir ce que Berlin va devenir. Mais le sous-texte optimiste de l’ellipse est bien clair et radicalement opposé à Karl Scheffler qui, en 1910, déplorait que Berlin fût condamnée par son tragique destin « à toujours devenir et à n’être jamais2 ». Trop de constructions et d’aménagements en cours manquent en réalité de dynamisme et de l’énergie du tournant de ce siècle que Scheffler, éternel pessimiste, déplorait. Depuis qu’une grande partie du centre de Berlin est devenue, au milieu des années 1990, un gigantesque site en construction, un trou dans le sol, un vide, il y a de plus amples raisons d’insister sur le vide que de célébrer la ville en train d’advenir.

En présence du vide

Voir Berlin comme un vide renvoie à plus qu’une métaphore, ce n’est pas une simple situation transitoire. Tout cela charrie des connotations historiques. En 1935 déjà, le philosophe marxiste Ernst Bloch décrivait, dans Héritage de ce temps, la vie sous la République de Weimar comme « fonctions dans le vide3 ». Il faisait référence au vide laissé par l’effondrement d’une culture bourgeoise du xixe siècle, qui avait trouvé son expression spatiale dans la lourde architecture des bâtiments d’habitation propres à Berlin appelés péjorativement Mietkasernen, avec leurs multiples ailes à l’arrière, leur dénommée Hinterhaus entourant des cours intérieures qui n’étaient accessibles de la rue que par une voûte ressemblant à un tunnel. Le vide de l’après-Première Guerre mondiale fut rempli par une culture de la distraction fonctionnaliste et, selon Bloch, superficielle : le modernisme de Weimar, les cinémas-palaces, les courses cyclistes de six jours, la nouvelle architecture moderniste, le faste et le glamour de la phase dite de stabilisation avant le krach de 1929. L’expression de Bloch « fonctions dans le vide » contient aussi l’idée qu’à l’âge du capitalisme monopolistique, les espaces construits des villes ne contiennent plus les fonctions représentatives du temps passé. Comme Brecht le posait au même moment, à propos de la nécessité d’un réalisme nouveau, post-mimétique : la réalité est elle-même devenue fonctionnelle, requérant ainsi des modes de représentation totalement nouveaux.

Près d’une décennie plus tard, le fascisme œuvra à transformer Berlin en un vide littéral que fut le champ de ruines de 1945. C’est surtout dans le centre de Berlin que les bombardiers britanniques et américains joignirent leurs efforts aux équipes destructrices d’Albert Speer pour faire tabula rasa de Germania, la capitale rebaptisée du Reich victorieux. Et la création du vide ne s’arrêta pas là, elle perdura durant les années 1950 sous l’appellation de Sanierung, qui vit des quartiers entiers de Berlin rasés pour faire place à des versions simplistes de l’architecture et de l’aménagement modernes, caractéristiques de ce temps. La construction majeure de la période d’après-guerre – le Mur – nécessitait un autre vide, fait d’un no man’s land et d’un champ de mines, qui serpentait à travers le centre de la ville et resserrait étroitement sa partie ouest Fig. 3. L’ensemble de Berlin-Ouest apparaissait toujours comme un vide sur les cartes de l’Europe de l’Est : Berlin-Ouest de la guerre froide comme un trou dans le gruyère de l’Europe de l’Est. De même que les cartes météo à la télévision ouest-allemande représentaient l’Allemagne de l’Est comme une absence, un espace blanc entourant la ville-frontière, le fromage capitaliste dans le vide réellement existant.

Lorsque le Mur tomba, Berlin ajouta un nouveau chapitre à son récit de vides, un chapitre qui ramenait les ombres du passé et de sinistres revenants. Durant quelques années, au centre même de Berlin, le seuil entre l’est et l’ouest de la ville était constitué d’un terrain vague de près de deux kilomètres qui s’étendait de la porte de Brandenbourg à la Potsdamer Platz et à la Leipziger Platz. C’était une vaste étendue de détritus, d’herbe et de reliefs de l’ancienne chaussée, sous un large ciel, rendu d’autant plus grand par le fait que la ligne d’horizon n’était pas masquée par les constructions en hauteur, fait si caractéristique de cette ville. Les Berlinois l’appelaient affectueusement leurs « merveilleuses steppes urbaines », leur « prairie d’histoire4 ». C’était un espace hanté, sillonné par un dédale de chemins ne menant nulle part. Une légère élévation marquait le reste du bunker de la garde SS de Hitler qui, après sa réouverture, une fois le Mur tombé, fut bientôt de nouveau hermétiquement clos par les autorités soucieuses d’éviter qu’il serve de destination à des pèlerinages néo-nazis. Traversant cet espace — qui a été un no man’s land, un champ de mines délimité par le Mur et servant aujourd’hui à accueillir des concerts de rock et autres manifestations culturelles ponctuelles —, je ne pouvais pas m’empêcher de penser que cette tabula rasa fut un jour occupée par la Chancellerie du Reich et par ce qui aurait été l’axe nord-sud conçu par un Albert Speer mégalomane (allant de la grande Coupole au nord à l’Arc de Triomphe de Hitler au sud) et qui aurait été le centre d’un « Empire millénaire » dont la construction devait être achevée vers 1950 Fig. 4.

À l’été 1991, alors que le Mur avait presque entièrement été démoli, vendu aux enchères ou en petits morceaux à des touristes, l’espace était jonché de tiges métalliques abandonnées par les Mauerspechte (les arracheurs de murs) et décoré de feuilles triangulaires de papier coloré qui volaient et bruissaient au vent : ils donnaient au vide une seconde nature et en faisaient un mémorial Fig. 5. L’installation produisait un sentiment d’étrangeté : un vide saturé d’une histoire invisible et de la mémoire d’un projet architectural à la fois réalisé et non réalisé. Elle donnait envie de la laisser comme telle, comme une page blanche mémorielle en plein centre de la ville réunifiée, un espace qui, aujourd’hui, parmi d’autres éléments de signification, semble être appelé à représenter cet invisible « mur mental » qui continue de séparer les Allemands de l’Est et ceux de l’Ouest et qui fut anticipé par le romancier Peter Schneider longtemps avant que le Mur ne tombe réellement5.

Depuis lors, la reconstruction de ce centre vide de Berlin est devenue la question majeure posée dans toutes les discussions sur le Berlin de demain. Avec le nouveau quartier du gouvernement dans la boucle de la Spree jouxtant le Reichstag, au nord, et le quartier d’affaires de la Potsdamer Platz et de la Leipziger Platz à l’extrémité sud de cet espace, Berlin va en effet bénéficier d’un nouveau centre économique et politique.

Mais quelle sera l’importance de ce centre-ville dans l’avenir ? Après tout, la ville comme centre et la ville centrée sont elles-mêmes mises en cause aujourd’hui. Bernard Tschumi ne dit pas autre chose lorsqu’il demande : « Comment l’architecture, dont le rôle historique était de produire l’apparence d’image stable (les monuments, la tectonique…), peut-elle négocier une culture contemporaine de disparitions d’images instables (les images vidéo, d’ordinateur, l’électronique)6 ? »

La construction de la ville en tant que telle est devenue obsolète pour ceux qui, de par le monde, naviguent sur la Toile et pour les adeptes de la flânerie virtuelle. D’autres, néanmoins, comme Saskia Sassen, l’urbaniste new-yorkaise, ou Dieter Hoffmann-Axthelm, le critique de l’architecture berlinois bien connu, ont soutenu, de manière convaincante, que c’était précisément le développement des télécommunications et la dispersion potentielle de la population et des ressources qui avaient créé une nouvelle logique de concentration que Saskia Sassen nomme la ville globale7. La ville comme centre est loin, en effet, de devenir obsolète. Mais comme centre, la ville est de plus en plus transformée et structurée par notre culture des images médiatiques. En passant de la ville centre régional ou national de production à la ville centre international de communication, de média et de services, l’image même de la ville est la condition de son succès sur la scène compétitive mondiale. Du nouveau Times Square de New York avec ses géants de l’industrie culturelle que sont Disney et Bertelsmann et l’adrénaline produite par ses néons publicitaires à la nouvelle Potsdamer Platz de Berlin avec Sony, Mercedes et Brown Bovery, la visibilité équivaut au succès Fig. 6.

Il n’est donc pas surprenant que l’intérêt principal à l’égard du développement et de la reconstruction des sites-clés au cœur de Berlin semble résider plus dans l’image que dans l’usage, dans l’attractivité que ces sites peuvent susciter auprès des touristes que dans un espace de vie hétérogène qu’ils constituent pour les habitants, et résider plus dans l’effacement de la mémoire que dans sa préservation dans l’imaginaire. La nouvelle architecture est là pour promouvoir l’image désirée d’un Berlin capitale et métropole globale du xxie siècle, l’image d’un hub entre l’Est et l’Ouest de l’Europe et d’un centre d’affaires, même s’il demeure à l’état virtuel. Mais ironiquement, cette focalisation sur l’image de Berlin, primordiale dans l’esprit des politiciens qui ne désirent rien de plus que de développer la capacité de Berlin à attirer des entreprises et des touristes, se heurte à ce que je décrirais comme la peur d’une architecture des images.

La reconstruction critique

Cette tension a produit un âpre débat qui oppose les défenseurs d’une tradition nationale et les thuriféraires d’une architecture contemporaine, globale et high tech. Les traditionalistes prennent fait et cause pour une conception locale et nationale de la culture urbaine qu’ils nomment « reconstruction critique ». Ses représentants, comme Hans Stimmann, responsable de la construction au sein de l’équipe municipale de 1991 à 1996, et Victor Lampugnani, anciennement directeur du Musée d’architecture de Francfort, en appellent à retrouver une simplicité tendant à un mélange entre le classicisme de Friedrich Schinkel et le modernisme, autrefois audacieux, de Peter Behrens, sans compter le modernisme modéré de Heinrich Tessenow assurant une politique traditionaliste, anti-avant-gardiste et anti-Weimar. Berlin doit rester Berlin, disent-ils. C’est l’identité qui est en jeu. Mais cette identité voulue est dominée symptomatiquement par l’architecture d’avant la Première Guerre mondiale, les Mietkaserne, et la notion de retour au voisinage traditionnel, appelé affectueusement le Kiez. À la fin des années 1970, le Kiez fut une contre-culture qui émergea dans les quartiers déshérités à proximité du Mur, comme Kreuzberg où des squatteurs occupèrent et restaurèrent le parc immobilier en ruine. Dans les années 1980, il fut intégré à l’effort général de préservation de la ville. Aujourd’hui, il dicte les paramètres du nouveau conservatisme architectural. Oubliés, les expérimentations d’urbanisme et d’architecture des années 1920, les états du Grand Berlin de Martin Wagner et Bruno Taut. Oubliée ou même refoulée, l’architecture de l’époque nazie, dont Berlin continue après tout d’arborer des exemples significatifs comme le Stade olympique et le ministère de l’Aviation, non loin de la Leipziger Platz, qui fut celui de Goering. Ignorée et devant être oubliée rapidement, l’architecture de la RDA que d’aucuns aimeraient envoyer à la casse dans son intégralité — de la Stalinallee jusqu’aux projets de logements périphériques comme Marzahn ou Hohenschönhausen. Ce que nous avons à la place est un étrange mélange du romantisme du Kiez, originellement de gauche, et une vision, héritée du xixe siècle, d’un quartier divisé en petites parcelles, comme si ce type de structures pouvait servir de modèle à la reconstruction de la ville entière. Mais c’est précisément ce que des bureaucrates comme Hans Stimmann et des théoriciens comme Dieter Hoffmann-Axthelm ont à l’esprit lorsqu’ils parlent de reconstruction critique. Ce qu’ils prescrivent revient à ces îlots de bâtiments, aux façades traditionnelles d’une hauteur uniforme de vingt-deux mètres (la Traufhöhe rituellement invoquée), et le bâti en pierre est vigoureusement défendu contre l’évidence qu’un tel traditionalisme est du ressort d’une construction purement imaginaire. Construire en pierre, en effet ! À une époque où la pierre n’est qu’un placage couvrant le squelette du bâtiment…

Il n’y a pas grand-chose à dire sur l’autre aspect du débat, celui qui a trait à la vocation de Berlin à devenir un centre d’affaires. Pour nous convaincre qu’il faut marcher vers le futur, nous avons l’international high tech, les façades miroitantes, la préférence pour des gratte-ciels sans la moindre originalité et les flots d’images générées par les ordinateurs. Mais cette dichotomie entre l’âge de pierre et le cyber age est trompeuse : la vraie question est celle de l’image. La nouvelle simplicité nationalement codée charrie autant d’images que les extases high tech, sauf qu’elle part du postulat que les images banales du passé national équivalent a contrario aux images banales d’un avenir global. Le vrai Berlin d’aujourd’hui, ses conflits et ses aspirations restent un vide dans un débat qui manque de vision et d’imagination.

Prenons Hans Stimmann et Victor Lampugnani. Lampugnani désapprouve les « images faciles… les sensations superficielles… la légèreté tourmentée… la croissance sauvage… curieuse interprétation nouvelle8 ». À son tour, Stimmann s’élève contre ce « Learning from Las Vegas » qui n’a rien à faire dans une ville d’Europe centrale, un communiqué dirigé autant contre l’influence américaine dans la tradition de la Kulturkritik allemande9. Mais cette attaque contre un texte fondateur de l’architecture postmoderne vieux de vingt-cinq ans et sa réputation politique sont étrangement inadaptées au temps et au lieu. Le postmodernisme de Las Vegas est mort depuis longtemps et personne n’a jamais suggéré que Berlin devienne une ville de casinos. La véritable cible de cette diatribe moralisatrice de Stimmann est le Berlin de Weimar. Il faut se souvenir que dans les années 1920, Berlin définit la quintessence de la modernité comme « américaine » : Berlin était « la Chicago sur la Spree », différente des autres capitales de la Vieille Europe et différente du Berlin de l’Empire wilhelmien. L’adhésion à l’Amérique signifiait l’adhésion à la modernité pragmatique et technologique, au fonctionnalisme, à la culture de masse et à la démocratie. L’Amérique offrait alors l’image du Nouveau, mais l’histoire de l’architecture de Weimar — Erich Mendelsohn, Walter Gropius et le Bauhaus, Bruno Taut, Martin Wagner, Hannes Meyer, Mies van der Rohe – n’entre tout simplement pas en compte dans les débats actuels sur l’architecture à Berlin. Dans leur anti-modernisme, les conservateurs en viennent à être eux-mêmes des postmodernes. Il n’est pas étonnant alors que la préférence de Stimmann pour la « reconstruction critique10 » touche en premier lieu l’image et la publicité : l’espace construit fait image, signifiant une identité traditionnelle pour Berlin, dont les vides doivent être comblés, ce qui tendrait à renforcer l’image internationale de la ville dans l’âge de l’économie globale des services, du tourisme, de la compétition culturelle et des nouvelles concentrations de richesse et de pouvoir. Mais l’image recherchée est dans conteste d’avant 1914. Les reconstructionnistes critiques fantasment sur un second Gründerseit, analogue à celui des années fondatrices du Second Reich d’après la guerre franco-prussienne. Peu importe que la ruée vers l’or de ce premier Gründerzeit ait été rapidement interrompue par le krach de 1873 et le début d’une longue dépression.

Ce dont il est question au centre de Berlin — pour user, dans un tout autre contexte, de termes postmodernes aujourd’hui devenus classiques de Learning from Las Vegas de Venturi, Scott Brown et Izenour —, est de savoir comment décorer au mieux les constructions abritant le siège des entreprises et du gouvernement pour optimiser son attractivité internationale. Il ne s’agit pas de la ville-texte écrite selon de multiples codes pour être nourrie par ses habitants et ses lecteurs, mais de la ville-image ayant vocation à exposer la puissance et le profit. Ce but sous-jacent se voit atteint dans le projet appelé INFO BOX, situé sur la Leipziger Platz, une énorme boîte rouge sur pilotis noirs avec des façades vitrées hautes de plusieurs étages et sur le toit, une terrasse ouvrant sur une vue panoramique Fig. 7.

Cette INFO BOX, attraction accueillant cinq mille visiteurs par jour, fut construite en 1995 comme une installation temporaire donnant vue sur le terrain vague en construction parsemé de grues qui le surplombent. Avec ses murs multimédia, ses pièces sonores, ses ordinateurs interactifs, elle sert de site d’exposition promouvant des entreprises comme Mercedes, Sony et le groupe d’investissement A+T qui s’installent sur la Potsdamer et la Leipziger Platz. Cyber flâneur dans le « Berlin virtuel 2002 » via une simulation par ordinateur, on peut survoler ces deux sites ou arriver à bord d’un train ICE dans la future gare, Lehrter Bahnhof. On peut observer le chantier sur un écran circulaire panoramique, tout en écoutant un moineau berlinois, animé comme dans un film de Disney, susurrant le récit triomphaliste avec des intonations un brin populaires. L’on peut aussi admirer les bustes en plâtre des architectes majeurs — le culte des maîtres-constructeurs est vivant, mais relève du simulacre, pour autant que les architectes soient devenus de simples vecteurs de notre développement urbain actuel. Plus une image box qu’une info box, cet espace offre l’ultime paradigme de bien des Schaustellen (plate-forme panoramique), que la ville a édifiée durant l’été 1996 auprès de ses plus grands Baustelle (chantiers). Berlin se promeut elle-même comme une Schaustelle avec le slogan « Bühnen, Bauen, Boulevards » (scènes, construction, boulevards) et a mis en place pour l’été un programme culturel comprenant plus de deux cents visites guidées de chantiers, huit cents heures de musique, d’acrobaties et de pantomimes sur neuf scènes en plein air. Du vide à la mise en scène et à l’image, des images dans le vide : Berlin wird… Berlin devient image.

Faut-il être pervers pour comparer le point de vue de la terrasse de l’INFO BOX sur le chantier de la Potsdamer Platz à cet autre point de vue présent dans toutes les mémoires, celui de la plate-forme originellement en bois (puis en métal) érigée à l’ouest de la Potsdamer Platz pour permettre aux visiteurs de contempler le côté Est par-delà, le sillon de la mort, emblème du communisme et du totalitarisme ? Ce ne serait pervers que si les deux sites étaient mis en équivalence. Et pourtant le souvenir de cette autre plate-forme ne se dissipera pas tant il partage avec l’INFO BOX un certain triomphalisme arrogant : le triomphalisme du monde libre durant la guerre froide a été aujourd’hui remplacé par le triomphalisme du libre marché à l’âge des multinationales.

Cette boîte et cet écran sont peut-être notre avenir. Une fois achevés, les aménagements de la Friedrichstrasse, la grande artère commerciale croisant Unter den Linden, sont effrayants de similitude avec ce à quoi ressemblait leur simulation sur ordinateur, avec une différence majeure : ce qui apparaissait aérien dans les simulations, avec même quelque chose d’élégant dans la distribution généreuse de l’espace, semble, une fois construit, monumental et oppressif, massif et inhospitalier, surtout lorsque l’on en fait l’expérience sous le ciel plombé de l’hiver berlinois. Appelons cela la revanche du réel. En outre, certaines de ces nouvelles galeries luxueuses, censées faire concurrence au KaDeWe (Kaufhaus des Westens) et autres espaces commerciaux du Kurfürstendamm et de ses abords, ne sont pas très fréquentées et Berlin a déjà une surabondance d’espaces de bureaux à louer, d’autant qu’il s’en construit jour après jour. D’où ma crainte pour l’avenir des Potsdamer et Leipziger Platz : exactement comme l’INFO BOX immobilise le flâneur devant l’écran, les structures rigides de ces quartiers d’affaires, en dépit de leurs efforts pour intégrer des espaces publics et des places, enferment leurs visiteurs dans un lieu confiné plus qu’elles ne créent quelque chose d’ouvert, de mobile, quelque chose comme une culture urbaine comme celle qui caractérisait autrefois ce lieu de transit entre Berlin-Est et Berlin-Ouest. Cela donne des raisons de mettre en doute la tentative de Helmut Jahn de compenser, au moyen d’une tente de plastique conviviale accrochée au-dessus de la place située au milieu du centre Sony, la perte de vie urbaine que ces aménagements vont inévitablement provoquer.

Les vides de Libeskind

Au regard des forces et des pressions qui sont en train de forger le nouveau Berlin, nous pouvons craindre que l’ensemble des solutions architecturales proposées représente la pire entrée dans le xxie siècle que l’on puisse imaginer pour cette ville. Il semble que beaucoup des grands projets de construction aient été conçus contre la ville plutôt que pour elle. Certains d’entre eux rappellent les espaces aseptisés sur lesquels s’achève Rencontres du Troisième Type. Le problème est qu’ici, ils sont là pour durer. Le vide au centre de Berlin aura été comblé. Mais la mémoire de cet espace hanté va persister. S’il est un architecte qui a compris la nature de cet espace vide au centre de Berlin, c’est Daniel Libeskind qui, en 1992, fit la proposition suivante :

Rilke a dit un jour que tout est déjà là. Nous devons seulement le voir et le protéger. Nous devons développer un sentiment pour les places, les rues et les maisons qui ont besoin de notre soutien. Prenons l’espace ouvert sur la Potsdamer Platz. Je propose un terrain laissé à l’état sauvage, d’un kilomètre de long, à l’intérieur de quoi tout peut rester tel quel. La rue se termine simplement sur des buissons. Magnifique. Après tout, cette zone résulte de la loi naturelle et divine d’aujourd’hui : personne ne le veut, personne ne l’a planifié et pourtant il est fermement ancré dans nos esprits. Et ici dans nos esprits, cette image du vide de Potsdamer Platz va demeurer pendant des décennies. Quelque chose comme cela ne peut pas aisément être effacé, même si toute la zone se développe11.

Bien sûr, ce que Libeskind décrit ironiquement comme « la loi naturelle et divine d’aujourd’hui » n’est rien d’autre que la pression de l’Histoire qui a d’abord créé ce vide appelé Potsdamer Platz : les bombardements à outrance de 1944-1945, qui laissent peu de chose de l’ancienne Potsdamer Platz debout ; la construction du Mur, en 1961, qui a requis ultérieurement que la zone soit rasée ; la destruction du Mur, en 1989, qui fit de toute la zone située entre la Porte de Brandebourg et la Potsdamer Platz cette « prairie d’histoire » que les Berlinois ont vite adoptée. C’était un vide rempli d’histoire et de mémoire qui sera entièrement effacé (je suis moins optimiste que Libeskind, quant au pouvoir de la mémoire) par les nouvelles constructions.

Néanmoins, à la lumière du projet architectural de Libeskind lui-même qui relève fortement d’une architecture de la mémoire, sa proposition de laisser le vide tel qu’il était au début des années 1990 n’est pas une simple vue romantique et impraticable. Car Libeskind a donné une forme architecturale à un autre vide qui hante Berlin : le vide historique qu’a laissé la destruction par les Nazis d’une vie et d’une culture juives prolifiques. Parler ici du musée de Libeskind, qu’on peut considérer comme le nouvel édifice le plus intéressant de Berlin, n’est pas seulement une manière de considérer la notion de Berlin comme vide en lien avec la mémoire et l’histoire, mais il y va aussi, bien qu’indirectement, de la question de l’identité nationale allemande et de l’identité de Berlin. Bien que tous les autres grands aménagements du Berlin d’aujourd’hui soient inévitablement hantés par le passé, seul le bâtiment de Libeskind cherche à exprimer, dans l’organisation même de l’espace, la mémoire et la manière dont nous y sommes liés.

En 1989, quelques mois seulement avant que le Mur s’effondre, Daniel Libeskind a surpris en gagnant un concours pour construire l’extension du Musée de Berlin qui devait devenir le Musée juif, tel qu’on l’appelle de manière à la fois maladroite et appropriée Fig. 8. Le Musée de Berlin fut fondé en 1962 comme un musée d’histoire locale de la partie Ouest de la ville divisée, clairement en réaction à la construction du Mur qui avait rendu inaccessible le Märkisches Museum, musée d’histoire locale. Depuis le milieu des années 1970, le Musée de Berlin avait eu un département juif qui documentait le rôle de la communauté juive d’Allemagne dans l’histoire de Berlin. Avec sa nouvelle extension, le musée se constituait alors en trois parties : l’histoire générale de Berlin de 1870 à aujourd’hui, l’histoire juive à Berlin, et un espace intermédiaire dédié à la présence des Juifs dans la société, qui devait mettre au jour leurs relations et leurs croisements. La proposition de Libeskind était d’une grande audace architecturale tout en étant convaincante dans son concept, bien que de multiples résistances — politiques, économiques et esthétiques — aient dû être surmontées12.

L’extension jouxte l’ancien Musée de Berlin, un palais baroque qui abritait la cour de Justice jusqu’en 1962 où il fut transformé en musée. L’ancienne et la nouvelle construction sont déconnectées en apparence et l’on ne peut pénétrer dans le nouveau bâtiment qu’en passant par le sous-sol de l’ancien. La structure imaginée par Libeskind a souvent été décrite comme un zigzag, un éclair ou, parce qu’elle abrite les collections juives, une étoile de David brisée. Il l’a lui-même appelée « Entre les lignes ».

L’ambiguïté entre la signification architecturale et spatiale et la signification littéraire (on lit entre les lignes) est voulue et renvoie au cœur conceptuel du projet. La structure de base du bâtiment relève d’une relation entre deux lignes, l’une droite, mais fragmentée, brisée en morceaux, l’autre courbée, tordue, mais allant potentiellement à l’infini Fig. 9. Cet axe longitudinal se traduit architecturalement en un mince couloir vide qui croise le chemin de cette structure en zigzag à chaque intersection et serpente du fond du bâtiment jusqu’à son sommet. Il est hermétiquement séparé des salles d’exposition. On ne peut y pénétrer, mais il est visible depuis les petits ponts qui le traversent à chaque niveau de l’édifice : une vue vers un abîme qui s’étend vers le haut et vers le bas. Libeskind l’appelle le vide Fig. 10.

Ce vide brisé et interrompu à maintes reprises fonctionne comme la colonne vertébrale de l’édifice. Il est à la fois conceptuel et littéral. Et clairement, il signifie le vide, dit l’absence, l’absence des Juifs de Berlin, la plupart d’entre eux ayant péri dans la Shoah. Brisé, le vide dit l’histoire, une histoire brisée d’où manque la continuité : l’histoire des Juifs en Allemagne, des Juifs allemands et ainsi, l’histoire de l’Allemagne elle-même qui ne peut être pensée séparément de l’histoire juive en Allemagne. Ainsi, en accord avec ce qui avait été soumis au concours, le vide procure cet espace intermédiaire entre deux histoires inséparables, celle de Berlin et celle des Juifs de Berlin, mais sous une forme radicalement différente de celle qui avait été imaginée à l’origine du concours. En laissant cet espace intermédiaire vide, l’architecture du musée exclut la possibilité d’une harmonisation a posteriori de l’histoire judéo-allemande au travers des modèles discrédités de symbiose ou d’assimilation. Mais elle exclut aussi la conception contraire qui fait de la Shoah le devenir inévitable de l’histoire allemande. La vie culturelle juive a été fondamentalement altérée par la Shoah, mais n’a pas été détruite. Le vide devient ainsi un espace nourrissant la mémoire et la réflexion des Juifs et des Allemands. Sa présence met elle-même l’accent sur une absence qui ne pourra jamais être comblée, une rupture qui ne pourra pas être réparée et qui, en aucun cas, ne pourra être compensée par du matériel muséographique. Cette négativité épistémologique fondamentale ne peut pas être intégrée aux récits qui sont faits par les objets et les installations disposés dans les salles du musée. Le vide sera toujours présent à l’esprit des spectateurs traversant les ponts qui le surplombent lorsqu’ils se déplacent dans l’espace d’exposition. Les spectateurs eux-mêmes vont et viennent entre les lignes. Organisée autour d’un vide sans image, l’architecture de Libeskind s’est faite écriture. Son bâtiment élabore par lui-même le récit discontinu qu’est Berlin, l’inscrit physiquement dans les mouvements du visiteur du musée et, pour autant, ouvre un espace où le souvenir peut s’exprimer et être lu entre les lignes.

Bien sûr, les vides que j’ai juxtaposés ici sont de nature fondamentalement différente. L’un est un espace urbain ouvert, conséquence de la guerre, de la destruction et d’une série d’événements historiques qui en résultent ; l’autre est un espace architectural, construit de manière consciente et réfléchie quant à ses implications. Les deux espaces nourrissent la mémoire, mais la mémoire de qui ? La notion même de vide aura une signification différente pour les Juifs et pour les Allemands. Il y a un danger de romantisation ou de naturalisation du centre vide de Berlin, de même que l’édifice de Libeskind ne peut pas, en fin de compte, éviter le reproche d’esthétiser ou de monumentaliser architecturalement le vide. Mais alors l’articulation de cet espace muséal démontre la conscience que l’architecte a des dangers de la monumentalité : aussi vaste que soit l’extension, le spectateur ne peut jamais le voir ou le ressentir comme un tout. Autant le vide intérieur que l’édifice perçu de l’extérieur évitent le regard totalisant sur lequel l’effet monumental se fonde. La monumentalité spatiale est sapée par les conditions dans lesquelles on est contraint d’appréhender le bâtiment. Cette monumentalité anti-monumentale à travers laquelle le musée expose la double mémoire de la Shoah et de la culture juive à Berlin, contraste fortement avec la monumentalité inconsciente d’elle-même du monument officiel à la mémoire du génocide, construit aux frais du gouvernement, situé à l’extrémité nord de l’espace hautement chargé entre la Porte de Brandebourg et la Leipziger Platz13. Pour ceux qui, pour de bonnes raisons, doutent de la capacité des monuments traditionnels à garder en vie la mémoire pour le public ou la collectivité, l’extension de Libeskind du Musée de Berlin peut constituer, plus qu’aucun autre monument funéraire dédié à la Shoah, un mémorial dédié à l’histoire des Allemands et des Juifs, à l’histoire des vivants et des morts14.

Comme architecture, le musée de Libeskind est le seul projet qui, dans l’essor immobilier actuel de Berlin, donne à voir explicitement les questions d’histoire nationale et locale selon des moyens appropriés à l’Allemagne d’après l’unification. Par son insistance spatiale sur les ruptures, discontinuités et fractures radicales de l’histoire allemande et de l’histoire judéo-allemande, il s’oppose aux tentatives des reconstructionnistes critiques de créer un semblant de continuité avec un passé national d’avant 1914 qui effacerait au passage la mémoire de Weimar, du Nazisme et de la RDA. En tant qu’architecture de la mémoire, il s’oppose aussi au post-nationalisme de l’architecture globale des quartiers d’affaire du type de la Potsdamer et de la Leipziger Platz, une architecture de l’expansion qui ne tient compte ni de la mémoire, ni même du lieu. Tel un manifeste involontaire, le musée pointe la vacuité conceptuelle qui a cours entre une conception nostalgique de la ville d’avant 1914 et sa conception entropique qui en fait une galerie marchande et un centre d’affaires. L’histoire de Berlin comme un vide n’est pas encore derrière nous, mais il est possible qu’une ville aussi vaste et aussi électrique fasse en sorte d’incorporer ces bibelots géants que sont les Potsdamer et Leipziger Platz au grand tissu urbain. Si Paris peut vivre avec le Sacré-Cœur, Berlin ne digérerait-il pas Sony Corp. ? Une fois passée la frénésie actuelle des images, l’INFO BOX démantelée et les reconstructionnistes critiques oubliés, la notion de capitale comme montage de formes et d’espaces historiques renaîtra et la prise en compte de la texture nécessairement palimpseste de l’espace urbain conduira même à de nouvelles formes architecturales, encore à imaginer.

Bibliographie

Ouvrages

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Chapitres ou articles dans un ouvrage ou une revue

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LIBESKIND, Daniel. « Daniel Libeskind mit Daniel Libesking: Potsdamer Platz [1992] », in MÜLLER, Alois Martin. Radix-Matrix: Architekturen und Schriften. Munich, New York : Prestel, 1994, p. 149.

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ROGIER, Francesca. « Growing Pains: From the Opening of the Wall to the Wrapping of the Reichstag », Assemblage, n° 29, 1996, p. 40-71.